Un dirigeant aura tendance à choisir un prospectiviste ou un chasseur de tendances qui dressera un horizon optimiste, cad le moins anxiogène possible car la perspective de la remise en cause d’un modèle économique historique est source d’insomnies et d’inconfort. Dire à des dirigeants d’une banque traditionnelle il y a dix ans qu’il faudra réduire fortement le nombre de ses agences bancaires et passer massivement au digital, c’est annoncer une forme de mauvaise nouvelle. Idem dans de nombreux secteurs d’activités où les entreprises ont vécu comme des rentiers sans investir dans le futur, rappeler une liste de menaces exogènes c’est l’assurance pour le keynote speaker de ne pas revenir en deuxième semaine.
Le statisticien Nassim Nicholas Taleb dans son essai Le Cygne noir présente une théorie selon laquelle on appelle cygne noir un certain événement imprévisible qui a une faible probabilité de se dérouler (« événement rare » en théorie des probabilités) et qui, s'il se réalise, a des conséquences d'une portée considérable et exceptionnelle. L’aspect imprévisible pourra rassurer les plus philosophes. Mais sans évoquer les cygnes noirs, dans de nombreux secteurs d’activité des menaces ont statistiquement une forte probabilité d’avènement, avec juste une incertitude variable sur les délais. Arriver avec des nouvelles déplaisantes à un COMEX sur l’avenir d’une entreprise c’est être un rabat joie. C’est comme dire il y a dix ans à des acteurs de la distribution qu’ils doivent intégrer massivement le digital… On a bien vu avec la pandémie que la distribution a pris cher avec ce retard dans le e-commerce.
L’évitement ou le déni de signaux évidents est inconsciemment un refus de remise en cause. La réticence des personnes (salariés ou prestataires) dans une entreprise à communiquer des mauvaises nouvelles est un mécanisme basic. Elles préfèrent s’abstenir plutôt que de signaler des dysfonctionnements, transmettre des informations qui pourraient déplaire, alerter sur une menace dans l’environnement de l’entreprise. Priver les dirigeants d’informations qui pourraient être décisives pour l’avenir de la boite a des conséquences négatives.
Certes on dira que chacun s’auto censure car…
- Une forme de pensée magique plane toujours malgré son côté désuet : en ne communiquant pas un évènement ou un fait négatif, on a l’impression qu’il n’existe pas, un peu comme une gomme vaudou
- La peur de ne plus être bien vu ou considéré comme un looser ou un pessimiste antisystème et défaitiste, donc pas vraiment fréquentable avec le risque d'être au placard
- Un sentiment de culpabilité car on apporte un malheur susceptible de se réaliser…
Mais beaucoup de dirigeants ne veulent pas savoir, et accueillent très fraichement les informations qui ne leur conviennent pas. Ils optent plutôt pour une version édulcorée et ouatée de l’avenir, avec un beau storytelling même s’il y a des orages à l’horizon. Bien sûr il y a toujours des dirigeants éclairés qui ont compris qu'une info contrariante est aussi une opportunité.
Dans beaucoup de grosses entreprises, la perte de contact des dirigeants avec la réalité est une pathologie fréquente, qui souvent sont dans leurs sièges sociaux entourés par une équipe de cols blancs qui filtrent les mauvaises nouvelles, avec le syndrome de la cour des rois et des courtisans cherchant à faire plaisir. Les cadres n’ont pas envie d’être porteurs d’infos déstabilisantes et optent pour l’auto-censure.
La question se pose aussi pour les prospectivistes et chasseurs de tendances qui vont éviter les scénarios catastrophiques ou sombres et opter pour un discours prospectif apaisant pour ne pas bousculer les certitudes des clients. Le client préférera un numéro de claquettes avec un powerpoint euphorique avec que des bonnes nouvelles. Cette forme de conformisme consensuel de la part des consultants dans certains secteurs d’activités, est un business rentable, mais ne facilite pas la prise de conscience des dirigeants sur les scénarios éventuels pouvant avoir des effets négatifs sur leur modèle économique