Il y a deux ans, je lançais mon blog au titre explicite : Marketing Is Dead.[1]
D’aucuns y ont vu un pamphlet, là où il ne fallait qu’entrevoir le plaidoyer pour un autre marketing, loin de la pensée unique qui hante la profession – une discipline par trop codifiée au sein d’ouvrages stéréotypés qui répètent à l’infini les mêmes antiennes mais incapable de réfléchir sur elle-même :
« Que le marketing ne se connaisse pas lui-même, c’est une évidence qui saute aux yeux quand on lit ses manuels ou qu’on suit son enseignement. Il n’y est jamais sérieusement question de sa propre histoire, c’est comme s’il était sorti tout armé de la cuisse de l’Economie ».[2]
En un siècle, notre civilisation a changé du tout au tout : il suffit de relire Céline ou Steinbeck pour s’en convaincre. En près d’un siècle d’existence, le marketing repose toujours sur les mêmes préceptes – un peu comme si la société de consommation qui l’a porté sur les fonts baptismaux n’avait pas subi les coups de boutoir de la fin des années soixante, suivis de deux chocs pétroliers, avant la Nouvelle Economie et plus récemment … le Web 2.0 !
Le marketing court à sa perte, s’il ne se réforme pas ! Il y courait déjà dès la fin du siècle dernier, quand l’expression "produit marketing" s’est peu à peu chargée de valeurs négatives dans le parler quotidien des consommateurs ; et il y court encore plus vite, maintenant que sont apparus de nouveaux lieux de libre expression sur le Net qui ont pour nom blogs, réseaux sociaux, wikis, etc.
Ce livre prolonge donc la réflexion initiée sur mon blog, explorant quelques pistes refondatrices – le marketing ne survivra que s’il retrouve la dimension humaine qui lui fait tant défaut aujourd’hui. Et s’il accepte les valeurs émergentes que partagent aujourd’hui les principaux acteurs du Web 2.0 – j’entends par là les citoyens qui surfent, échangent … non les opérateurs de la nouvelle bulle en gestation.
Un autre marketing … Marketing 2.0 ?
Le terme est ambigu, parce que recouvrant au moins deux réalités … pour le plus grand bonheur de ses exégètes, qui peuvent ainsi disserter à l’infini et se contredire à l’envi sous l’œil indifférent d’une imposante majorité qui n’y voit qu’un effet de mode !
Un effet de mode, comme ce Web 2.0 dont il est désormais de bon ton de nous annoncer sans cesse la mort prochaine.
Le Marketing 2.0 pourrait en effet n’être qu’un marketing basé sur ce nouveau Web : marketing du World of Mouth ou Buzz Marketing – marketing du bouche à oreille et de la rumeur – par exemple, Marketing communautaire, etc. Un marketing intangible et éternel, s’appropriant simplement de nouvelles techniques au fur et à mesure de leurs apparitions.
Mais le Marketing 2.0 pourrait se révéler bien plus que cela : le marketing d’une nouvelle civilisation, qui se construit non seulement grâce aux outils du Web 2.0 – blogs, wikis, réseaux sociaux, donc – mais également en réaction contre la société, la civilisation actuelle : notre civilisation !
Et les inconscients qui n’y voient qu’un effet de mode seront surpris quand leurs empires d’hier trembleront … S’effondreront !
Si je devais qualifier d’un terme ce Marketing 2.0-là, j’emploierais bien volontiers celui d’humain … un adjectif particulièrement rare en marketing ! Mais c’est aussi pour cela que le marketing "actuel" court à sa perte : car codifié dans le marbre de traités universitaires, il a bien perdu toute trace d’humanité – puis divergé d’une civilisation qui se transforme aujourd’hui sans lui.
(R)évolution ?
Pour un marketing simplement plus humain– telle sera donc l’ultime conclusion de cet ouvrage.
Mais avant d’en arriver à proposer de nouvelles approches et de nouvelles méthodes – ou plus modestement de nouvelles pistes –, il conviendra tout d’abord d’examiner l’ampleur des dégâts dans une première partie : (R)évolution ?
Le point d’interrogation souligne que le débat est vraiment loin d’être clos entre partisans des deux bords – je l’ai du reste repris des Journées Nationales du Marketing organisées fin 2007 à Paris par l’Adetem : Marketing 2.0, évolution ou révolution ?
Les deux premiers intervenants à la tribune ont d’ailleurs immédiatement campé sur des positions diamétralement opposées – Maurice Lévy, président de Publicis, évoquant « un véritable tsunami, un phénomène qui se passe quand l’eau paraît dormante » ; tandis que Julien Lévy, professeur au CNAM et coauteur du Mercator, concluait de manière nettement moins tranchée …
Certes, tout le monde s’accorde sur le même constat, avant de diverger à l’analyse : Le marketing en crise – comme le souligne explicitement ce commentaire laissé par Marc Drillech, ancien président de Publicis Dialog, sur mon blog : « J'ai le sentiment qu'il [le marketing] n'a jamais été aussi présent, lourdingue, envahissant, repérable et pourtant insistant ».[3]
Lui répond comme en écho ce post de Vendredi Treize – qui se présente lui-même comme le blog d’une « grande fan de la mode anglaise » : « Le parfum n'a aucune identité, il est juste là en tant que produit marketing, rien de plus ! Bref, Calvin Klein a besoin de sous ».[4]
Quand à la fois consommateurs et professionnels doutent si fort du marketing, c’est que la situation n’est pas bien brillante … et il est certain que les outils du Web 2.0 ne contribueront guère à l’améliorer : tandis que les marketers s’interrogent ouvertement sur leurs blogs, les consommateurs se gaussent sur les leurs !
Donc le coupable identifié – plus ou moins précisément : Internet, le Web 2.0, la blogosphère ? –, quels conséquences / enseignements en tirer ? Et là, moins d’unanimité …
Il y a les optimistes, qui ne voient là que soubresauts ponctuels et erreurs de jeunesse : jamais nous n’avions connu une telle débauche de nouvelles technologies – les fameuses NTIC, Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication –, il faut bien les "digérer" … quand bien même le flux semble bien loin de s’interrompre : l’an passé, la mode était à MySpace et YouTube après les blogs l’année précédente, cette année c’est FaceBook qui focalise les regards !
Ce qui conduit bon nombre de marketers et de publicitaires à déclarer péremptoirement que Web 2.0, c’est dépassé : on pénètre déjà de plein pied dans le monde du Web 3.0 … sans que l’on nous dise précisément ce qu’il recouvre et en quoi il diffère du précédent.
Ce qui contribue à renforcer l’effet de "mode" de tout l’univers du "2.0" et souligne que, si l’on se dégage un peu des contingences, le résultat se révèle finalement plutôt positif : le marketing s’adapte, certes parfois dans la douleur, mais les premiers succès sont au rendez-vous – Buzz, marketing mobile, nano marketing, etc.
Aux tenants d’une telle Logique de progrès – ce dont traitera précisément le second chapitre – s’opposent ceux d’une Logique de rupture, dont nous développerons les thèses dans le chapitre suivant.
La rupture tient essentiellement à ce que les consommateurs – contrairement aux marketers – n’aspirent plus autant qu’avant au progrès … ou du moins au progrès que leur concoctent les entreprises, sans trop leur demander leur avis : et quand ces dernières les bombardent régulièrement d’innovations, ils font prévaloir leur droit d’inventaire !
Résultats : des milliers d'inventions qui chaque année passent à la trappe pour au mieux encombrer les rayons des solderies ; des promeneurs qui mitraillent leurs amis avec leurs téléphones / appareils photos / baladeurs dernier cri – mais qui ne leur ont rien coûté – sans jamais envoyer aucun MMS, au grand dam des opérateurs.
Face à de tels citoyens, les marketers souffrent : qu’ils tentent d’infiltrer les blogs de leurs consommateurs, et ces derniers les montrent du doigt, les raillent ouvertement ! Qu’ils délocalisent massivement leur production en Extrême Orient pour demeurer compétitifs, et ils se voient ignominieusement montrés du doigt comme esclavagistes !
Bref, il serait temps de tourner la page, de réfléchir à un autre marketing !
Civilisation 2.0
Difficile à ce stade de départager les tenants des deux approches : chacun y va de son exemple, et de son contre exemple – toujours si évident, et si efficace !
Si "ça marche" encore, à quoi bon se casser la tête à inventer un nouveau marketing ? Il suffit de se saisir des nouveaux outils de type "2.0" pour les adapter aux besoins publicitaires – et avancer, comme dans une sorte de pari Pascalien : car à agir ainsi, marketers et communicateurs ne prennent pas un grand risque.
Ses œillères bien attachées, le cheval avance toujours bien droit …
Récemment dans un colloque, Philippe Lemoine, président de LaSer et de la Fing, dénonçait le jeunisme des quinquagénaires : à 50 ans, on peut aisément être tonique, mais on n’est plus jeune ; car les jeunes, eux, n’ont jamais vécu un monde sans téléphone mobile ou Internet – ils sont même incapables d’en imaginer un autre.
Et nous-mêmes n’avons jamais vécu autrement que dans une société dite de consommation – en appréciant le plus souvent les bienfaits, en dénonçant parfois les excès : peut-il exister une autre vie, en dehors de cet univers ?
Dans De Pascal à Palo Alto, nous essaierons de prendre un peu de recul et de repenser l’alternative précédemment évoquée – logique de progrès versus logique de rupture – en prenant pied avant la naissance même de notre actuelle société de consommation.
C’est-à-dire quand, riches ou pauvres, les ménagères ne disposaient que de lessiveuses ; quand, pour dialoguer, nos grands parents n’avaient guère d’autre choix que de se déplacer ; et quand les principaux échanges se situaient dans le cadre extrêmement étroit de villages ou de quartiers – c’est-à-dire au sein de systèmes extrêmement rigides et codifiés.
Cette France date de moins d’un siècle … deux fois rien, à l’échelle de l’humanité ; pourtant, c’est là un autre monde, encore plus énigmatique pour nous que la Chine d’aujourd’hui : car nous ne pouvons plus nous y transporter d’un vol d’Airbus !
Bref il y a eu une vie, une civilisation, avant la société de consommation : pourquoi n’y en aurait-il pas une autre – après ?
D’autant que la dite société de consommation n’a pas toujours rimé avec succès : certes, elle a démarré – ou redémarré – en trombe avec les célèbres Trente Glorieuses ; mais elle a ensuite subi les sarcasmes d’une jeunesse qui ne se reconnaissait guère en elle, avant de s’en venir trébucher face aux deux Chocs Pétroliers.
Pourquoi nos concitoyens, et plus particulièrement ces jeunes dont parlait Philippe Lemoine – car certainement plus dépourvus de préjugés que nous – n’utiliseraient-ils pas les nouveaux outils du Web 2.0 au sens le plus large, pour créer un monde en meilleure adéquation avec leurs aspirations : une Civilisation 2.0 ?
Pourquoi l’intelligence collective chère à Tim O'Reilly – « Pour une part essentielle, le web 2.0 est une affaire d'intelligence collective »[5] – n’autoriserait-elle pas l’émergence d’un monde nouveau, sinon meilleur ?
A titre d’exemple, nous poserons dans Intermède musical, la question : existera-t-il une vie pour la musique après les majors et le CD ? Si nous sommes tous nés avec le vinyle, et nos enfants avec le mp3, nos arrières grands parents ne connaissaient de musique que vivante – qu’en sera-t-il demain ?
[2] Marie-Claude Sicard : Danse avec les renards – Editions du Palio, 2007.
[6] Produit ; Prix ; Placement ou distribution ; Promotion ou communication.
[7] Bill Bernbach, fondateur de DDB.
[8] David Ogilvy, fondateur de Ogilvy & Mather
[9] David Ogilvy : La publicité selon Ogilvy, Dunod, 1984.
[10] Gilles Lipovetsky : Le bonheur paradoxal, essai sur la société d'hyperconsommation, Gallimard, 2006.
François LAURENT
ConsumerInsight
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