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Embarquement pour la « Civilisation de l’Essentiel »

 

Embarquement pour la « Civilisation de l’Essentiel »

Avec l’émergence des « Free lifers »

Interview de René Duringer par Thierry Groussin

 

TG : René, votre attention a été un jour attirée par un fourmillement bizarre qui faisait un pied-de-nez aux valeurs dominantes de notre société. Vous avez voulu en savoir plus et vous avez découvert le monde hétérogène et fascinant du « free lifing »

RD : Derrière ce néologisme, j’ai regroupé des observations de comportements, d’expériences ou de choix de vie qui, pour être disparates, me paraissaient avoir un point commun : le rejet d’une certaine représentation de la réussite, généralement admise et caractérisée notamment par le « toujours plus produire et consommer, quelles qu’en soient les conséquences humaines et écologiques ». Le terme embrasse très large : j’y mets les « créatifs culturels » de Paul H. Rey et Sherry Anderson, quantité de mouvements ou d’initiatives plus ou moins importants ou formalisés, et aussi, pour certains de ses aspects, la fameuse génération Y.

TG : Le héros emblématique des free lifers, pourrait-il être le personnage du film Into the wild qui, diplômes obtenus, au moment de faire carrière, plaque tout, à commencer par la fierté de ses parents ? C’est un exemple extrême et heureusement c’est un film, car, la fin de l’histoire, c’est la mort du héros dans et par cette nature qu’il a approchée trop naïvement...

RD : C’est un film basé sur une histoire vraie. Christopher McCandless a réellement existé. Mais, même s’il n’y avait pas ce fond de vérité d’un fait divers, ce serait un film significatif. Car il a eu du succès. Et cela pas seulement parce qu’il mettait en image une histoire vraie. C’est un film qui a cristallisé quelque chose qui était en suspension dans les millions d’âmes que son audience a attirées. Cela dit, tous les free lifers n’ont pas le projet extrême de retourner à l’état sauvage. Certains n’ont même aucunement l’intention de fuir la société.

Pour évoquer une histoire plus proche de nous et moins dramatique, on peut rappeler « l’ancêtre » français des free lifers modernes, Jacques Massacrier – que vous avez interviewé dans le numéro 3 de Transitions - directeur publicitaire talentueux et hautement rémunéré, qui soudain embarque femme et enfants pour une île de la Méditerranée, où ils vont vivre des années durant sans eau courante et sans électricité, en se nourrissant des œufs de leurs poules et des légumes de leur jardin. L’histoire de Massacrier, en plus, ne relève pas des malaises actuels engendrés par la financiarisation du monde et par la crise polymorphe que nous connaissons : c’est en 1973 qu’il claque la porte de Publicis. C’est encore le moment où, selon le mot de Séguéla, « si à cinquante ans tu n’as pas une Rolex, tu as raté ta vie ».

TG : Des free lifers, on en trouve tout au long de l’Histoire. C’est le rêve très ancien de la vie simple et libre. Diogène, avec une certaine provocation, la prônait déjà. Plus près de nous, les Doukhobors la pratiquaient et elle avait fasciné Tolstoï. Henry Thoreau l’avait adoptée et il a inspiré tout un courant de la sensibilité américaine. Y a-t-il une différence cependant entre le phénomène actuel et ces précurseurs ?

RD : Jusqu’à récemment, on vantait essentiellement les vertus de la vie simple d’un point de vue moral ou spirituel. Notre époque y ajoute les questions de santé, les problèmes sociaux, les problèmes économiques et écologiques liés à la civilisation industrielle. En résumé : si nous voulons que la planète et la société restent vivables, il faut vivre plus simplement. Comme l’a dit Gandhi, un autre free lifer : « La Terre a de quoi satisfaire les besoins de tous les êtres humains mais pas leurs désirs ». S’ajoute à cela, aujourd’hui, la conviction croissante que la société de consommation est en phase terminale : qu’à cause des dettes publiques, de la délocalisation des activités, des déséquilibres démographiques, des factures écologiques, etc. le système socio-économique actuel ne va pas pouvoir garantir une abondance matérielle qu’il n’ose d’ailleurs plus promettre. Conclusion : il faut se préparer, moralement et matériellement, à être heureux différemment. Et, c’est, par exemple, la voie qu’ouvre Rob Hopkins avec son mouvement des « Villes de transition » où on fait consciemment le deuil des ressources illimitées pour recréer des communautés chaleureuses et autosuffisantes.

TG : Pouvez-vous nous donner une idée de ce que font les free lifers ?

RD : Eh ! bien, il y a ces deux jeunes bien de chez nous, Estelle et Alexandre, qui, quoique (ou peut-être parce que) issus de parents bien enracinés dans le matériel - entrepreneurs les uns dans l’agro-alimentaire, les autres dans l’hôtellerie – décident de vivre en nomades, au moins pour un temps. Ils partent littéralement aux Antipodes, où ils vont se déplacer à vélo pour, pendant six mois, se louer de ferme en ferme. Cela s’appelle le wwoofing. Avec le couch surfing qui lui est complémentaire, et propulsé par une communauté et des services sur Internet, cette forme de nomadisme – qu’on peut rapprocher, notez-le, du Tour de France des compagnons au Moyen-âge - est en train de connaître un véritable essor.

Parmi les figures emblématiques du free lifing, on ne peut pas ne pas évoquer, dans un genre très différent, Mark Boyle, the moneyless man (The moneyless man, a year de freeconomic living, Mark Boyle, One World Publications, 2010.), qui, renonçant à utiliser l’argent, s’efforce de produire le maximum de ce dont il a besoin et se procure le reste par le troc, l’échange de services, etc. Le free lifing revêt des formes très diverses. On le retrouve ici et là dans les expériences qui se développent autour de la relocalisation de l’économie, par exemple celles des « localvores »  et des promoteurs de monnaies locales.  On le retrouve chez les freegans, qui vivent sur les gaspillages de notre société, fouillant par exemple les poubelles sans être pour autant des SDF, dans le but de ne pas enrichir une économie nocive. Il y a aussi les « minimalistes » américains, qui visent la frugalité et « le lien plutôt que le bien ». Il y a les partisans du funemployment – de brillants trentenaires hyper-diplômés qui, malgré cela, se retrouvent sans travail et se regroupent pour assumer joyeusement leur infortune. Un phénomène qui est aussi plein de sens est celui de la réappropriation du temps, de la revendication du droit à la lenteur, avec tout ce qui tourne autour du slow food et, maintenant, des slow cities. Il y a, moins engagés peut-être mais de plus en plus nombreux, les gens qui mettent leur téléviseur à la décharge, ne veulent pas de téléphone portable, ne sont plus propriétaires d’une voiture, se mettent à cultiver un potager. Le free lifing revêt quantité de formes, certaines spectaculaires, radicales, d’autres modestes, discrètes, insoupçonnables. Votre voisine de pallier, qui travaille au Ministère des Finances, est peut-être à votre insu une free lifer.

TG : Alors, si on essayait de résumer ce que les free lifers fuient et ce vers quoi ils veulent aller, que pourrait-on dire ?

RD : Il s’agit d’une rupture avec un mode de vie, peut-être un milieu et, en tout cas, avec des valeurs. Est-ce une rupture durable ? Jacques Massacrier, près de quarante ans plus tard, n’est pas revenu sur son choix. Qu’a-t-il fui ? Un milieu, celui de la pub, dont l’artifice l’a saturé. Estelle et Alexandre, en revanche, ne sont pas en rupture avec leurs familles. Il est trop tôt pour pronostiquer ce qu’ils feront à leur retour de Nouvelle-Zélande. A les entendre, leurs choix restent ouverts. Ils peuvent décider de prolonger leur errance, en Europe ou ailleurs, comme ils peuvent décider de se donner un lieu, de se ré-enraciner. Ce qui est significatif, dans leur cas, ce sont les étapes de leur nomadisme : des fermes qui développent des cultures « bio ». Il semble donc y avoir davantage qu’une rupture. Il y a un projet, une destination : un autre rapport à la vie, à la planète, qu’un jour ils réinjecteront peut-être dans l’économie et la société...

Je crois que ce que fuie la grande majorité des free lifers, c’est un système qui leur donne le sentiment d’être dépossédés d’eux-mêmes. Ils ont envie d’aventure, d’une aventure qui soit la leur, d’une histoire à écrire eux-mêmes. Comme le héros d’Into the wild, ils fuient un destin tout tracé, la projection sur eux d’un modèle de réussite qui ne leur convient pas ou qui ne fait d’eux que les reproducteurs d’un modèle dominant. Un modèle dominant qu’ils jugent mauvais et dont ils veulent déjouer les manipulations. Ellen Schwartz et Suzanne Stoddard, des Américaines qui n’ont rien de marginal, ont écrit un livre au titre très fort : Taking back our lives, « Reprendre possession de nos vies ». Le titre complet, d’ailleurs, c’est : reprendre nos vies à la domination des multinationales. Elles expliquent dans ce livre comment les grandes entreprises mettent l’être humain sous influence, ne serait-ce qu’en le persuadant qu’il est d’abord, pour ne pas dire exclusivement, un consommateur.

Ce que certains free lifers rejettent aussi, parce qu’ils en ont fait l’expérience, c’est le prix qu’il faut payer pour être un consommateur. Pour beaucoup, cela a été d’être les larbins plus ou moins bien rémunérés – parfois très bien, parfois très mal – d’un système qui ne les respecte pas et qui, depuis quelques années, s’est donné les moyens de les jeter du jour au lendemain. Le prix à payer, c’est de partir le matin de chez soi en pensant avec dégoût à la journée qu’on va passer, parce qu’on a créé une situation de guerre économique, de concurrence de chacun contre tous, et que le management a pour consigne de transformer les salariés en bons petits soldats.

TG : Ce n’est pas par hasard si, dans certaines entreprises, il y a des épidémies de suicides, que certains managers ont eu le front d’attribuer à un « excès de fragilité » !

RD : Si l’argent que vous recevez pour consommer se paye de votre liberté, de votre dignité, de votre droit à avoir une sensibilité, c’est très cher payer le droit de vivre… Depuis la prise en main de l’économie par les financiers et, à tout le moins, par la « pensée financière », depuis qu’on ramène tout au monétairement mesurable, depuis que gagner toujours plus et n’importe comment est devenu le dogme de l’économie, plus rares sont les êtres humains pour qui la vie professionnelle est nourricière de sens. Le suicide est à la fois un geste de désespoir et de protestation. Moins dramatique : le choix d’aller planter ses choux ailleurs – littéralement parfois !

Ce que les gens rejettent aussi, je crois, c’est la schizophrénie. Par exemple, le fait d’avoir reçu une bonne éducation, d’avoir une capacité à penser et d’être contraint à agir sans se poser de question. Par exemple, le fait d’être exposé à des informations sur l’empreinte écologique de nos modes de vie - et devoir continuer à les prôner pour que l’entreprise vende ses produits, devoir faire fonctionner des activités non soutenables pour toucher un salaire. Par exemple, le fait de savoir que la croissance accélère le déclin de notre niche écologique et entendre périodiquement des experts qui la guettent comme le retour du beau temps.

Donc, première chose : le free lifer veut reconquérir sa vie contre les conditionnements. Deuxième chose : au-delà de l’aliénation à laquelle nous conduit, en tant que personnes, cette société de consommation, il a conscience des dégâts collatéraux du système à travers l’exploitation des ressources naturelles, la pollution des sols, de l’air de l’eau, l’agriculture industrielle, etc. Mais, troisième chose maintenant, de plus en plus : la conscience qu’au-delà des dégâts collatéraux il y a une volonté de domination de la sphère industrielle et financière sur le monde. Des livres comme ceux de Noam Chomski et de Naomi Klein, des films comme Let’s make money, et beaucoup d’autres qui se multiplient depuis quelques années, ont éclairé la face obscure du monde dans lequel nous vivons.

TG : Donc, au-delà d’une problématique personnelle, les free lifers – peut-être pas tous, mais bon nombre d’entre eux – militent, non seulement pour une vie meilleure, mais pour un monde meilleur ?

RD : Je dirais que, par les expériences qu’ils se donnent à vivre et qu’ils nous racontent, les free lifers veulent attirer notre attention, nous montrer à la fois notre responsabilité et notre pouvoir. Smith et MacKinnon, qui vivent au Canada, ont décidé un jour de ne rien consommer qui ait parcouru plus de cent miles - 160 kilomètres – avant d’arriver dans leur assiette. Ils nous font partager leur histoire dans un livre (The 100-mile diet, A year of local eating, Alisa Smith & J. B. MacKinnon, Random House, 2007.).  Nous avons là, en fait, une sorte de projet pédagogique. « Savez-vous les distances que parcourent vos aliments ? Sans doute vous les minimisez et, ainsi, vous sous-estimez leur impact sur l’écosystème planétaire. » Ensuite : « Vous représentez-vous l’appauvrissement et la dépendance qui en résultent pour votre village, votre région ? Non sans doute, mais vous allez commencer à vous en faire une idée en voyant les tribulations que nous avons vécues pour parvenir à confectionner des repas sains et pas trop dégoûtants en utilisant les seuls produits locaux disponibles. » Enfin : « Si vous avez envie de faire comme nous, voici comment vous pouvez vous y prendre. » C’est une démarche militante, mais qui ne s’arrête pas qu’aux idées.

TG : C’est une invitation à cultiver une économie différente ?

RD : Oui, mais pas seulement. Il s’agit d’abord de remettre dans la société des valeurs que l’on a au fond de soi, auxquelles ont croit et qui ont été évacuées. Par exemple, la « vie simple » a un complément important pour certains free lifers : le réinvestissement du lien social. Le temps qu’on ne passe pas à acquérir ou à « mériter » des biens matériels et à les consommer, ce temps peut nourrir des relations plus riches avec sa famille, ses enfants, ses voisins, ses amis, et aussi, comme le vivent les wwoofers et les couchsurfers avec tout être humain qui est sur notre chemin. L’énergie que nous ne dépensons pas en concurrence les uns avec les autres, le plaisir que nous refusons de tirer exclusivement de l’économie matérielle, nous pouvons les investir pour refaire société autour de projets partagés.

 

 

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